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Je commence à me demander si je suis le dernier homme sain d’esprit. Comment les autres ne comprennent-ils pas ? Ils attendent depuis si longtemps la venue de leur héros – celui dont parlent les prophéties terrisiennes – qu’ils s’empressent de tirer des conclusions hâtives en supposant que chaque histoire et chaque légende s’appliquent à cet homme-ci.
Vin réagit aussitôt et s’éloigna d’un bond. Elle se déplaçait à une incroyable vitesse, faisant tournoyer sa cape à glands tandis qu’elle glissait le long des pavés humides. Les pièces atteignirent le sol derrière elle, soulevant des éclats de pierre puis laissant des traces dans la brume au fil de leurs ricochets.
— OreSeur, filez ! lâcha Vin, bien qu’il soit déjà en train de foncer vers une ruelle toute proche.
Vin se retourna et s’accroupit bien bas, mains et pieds sur la pierre fraîche, attisant dans son estomac ses métaux allomantiques. Elle brûla de l’acier, observant les lignes bleues translucides qui apparaissaient autour d’elle. Elle attendit, tendue, guettant…
Une nouvelle gerbe de pièces jaillit des brumes obscures, chacune suivie d’une ligne bleue. Vin attisa aussitôt son acier et dévia les pièces vers les ténèbres au moyen d’une Poussée.
Le silence reprit ses droits.
Autour d’elle, la rue était large – pour Luthadel – bien que des immeubles se dressent des deux côtés. La brume tournoyait paresseusement, masquant les deux extrémités de la rue.
Un groupe de huit hommes sortit des brumes et se dirigea vers elle. Vin sourit. Elle avait vu juste : on la suivait. Mais aucun de ces hommes n’était l’Observateur. Ils ne possédaient pas sa grâce absolue, ne dégageaient pas la même impression de puissance. Ces hommes-là étaient d’une nature bien plus brutale. Des assassins.
C’était logique. Si c’était elle qui était arrivée avec une armée destinée à conquérir Luthadel, elle aurait commencé par envoyer un groupe d’allomanciens tuer Elend.
Elle éprouva une soudaine pression contre son flanc et jura lorsqu’elle se retrouva déséquilibrée et qu’on arracha de sa taille la bourse contenant ses pièces. Elle en ôta vivement la ficelle pour laisser l’allomancien ennemi repousser les pièces loin d’elle. Les assassins possédaient au moins un Lance-pièces – un Brumant capable de brûler de l’acier et d’exercer une Poussée contre les métaux. En fait, deux des assassins étaient désignés par des lignes bleues pointant vers leurs propres bourses. Vin envisagea de leur retourner la faveur en repoussant leurs bourses à son tour, mais elle hésita. Inutile d’abattre toutes ses cartes dès maintenant. Elle aurait peut-être besoin de ces pièces plus tard.
Sans ses propres pièces, elle ne pouvait les attaquer de loin. Toutefois, si cette équipe était douée, une attaque à distance se révélerait inutile – leurs Lance-pièces et leurs Aimants seraient en mesure de parer ce genre d’attaques. La fuite n’était pas davantage envisageable. Ces hommes n’étaient pas venus pour elle seule ; si elle prenait ses jambes à son cou, ils poursuivraient vers leur but véritable.
Personne n’envoyait d’assassins pour tuer des gardes du corps. Ils tuaient les hommes d’importance. Des hommes comme Elend Venture, roi du Dominat Central. L’homme qu’elle aimait.
Vin attisa son potin – qui rendit son corps soudain plus alerte, tendu, dangereux. Quatre Cogneurs à l’avant, se dit-elle en étudiant les hommes qui avançaient vers elle. Les brûleurs de potin, dotés d’une force surhumaine, seraient capables de survivre à une infinité de châtiments physiques. Très dangereux de près. Et celui qui porte le bouclier de bois est un Aimant.
Elle fit mine d’avancer, ce qui poussa les Cogneurs en approche à reculer. Huit Brumants contre une Fille-des-brumes, voilà qui leur laissait une chance correcte – à condition qu’ils se montrent prudents. Les deux Lance-pièces remontèrent la rue des deux côtés, afin de pouvoir exercer des Tractions sur elle depuis des directions contraires. Le dernier homme, qui se tenait près de l’Aimant et ne disait mot, devait être un Enfumeur – moins essentiel lors d’un combat, il était chargé de cacher son groupe aux allomanciens ennemis.
Huit Brumants. Kelsier aurait pu s’en sortir ; il avait tué un Inquisiteur. Mais elle n’était pas lui. Et elle n’avait pas encore décidé si c’était une bonne chose ou non.
Vin inspira profondément, regrettant de ne pas avoir un peu d’atium à utiliser, et brûla du fer. Ce qui lui permit d’exercer une Traction sur une pièce toute proche – une de celles qu’on lui avait lancées –, tout comme l’acier lui aurait permis une Poussée. Elle la saisit, la laissa tomber, puis sauta dans l’intention de prendre appui sur la pièce pour s’élancer dans les airs.
Toutefois, l’un des Lance-pièces éloigna d’une Poussée le bout de métal. Comme l’allomancie ne permettait d’exercer Poussées et Tractions qu’en ligne droite par rapport à son propre corps, Vin se retrouva sans véritable point d’ancrage. Exercer une Poussée contre la pièce ne servirait qu’à la projeter sur le côté.
Elle se laissa retomber à terre.
Qu’ils croient m’avoir piégée, se dit-elle en s’accroupissant au milieu de la rue. Les Cogneurs approchèrent d’un pas un peu plus confiant. Oui, songea Vin. Je sais ce que vous pensez. C’est ça, la Fille-des-brumes qui a tué le Seigneur Maître ? Cette petite chose maigrichonne ? C’est vraiment possible ?
Je me le demande moi-même.
Le premier Cogneur se baissa pour attaquer, et Vin se mit brusquement en mouvement. Ses dagues d’obsidienne étincelèrent dans la nuit lorsqu’elle les tira de leur fourreau, et du sang noir gicla dans les ténèbres tandis qu’elle plongeait en dessous du bâton du Cogneur et lui entaillait les cuisses de ses deux lames.
L’homme cria. La nuit n’était plus silencieuse.
Les hommes jurèrent tandis que Vin traversait leurs rangs. Le partenaire du Cogneur l’attaqua – à une vitesse qui brouillait ses mouvements, les muscles nourris par le potin. Son bâton cingla l’un des glands de la cape de brume de Vin lorsqu’elle se jeta à terre, puis se releva brusquement pour échapper à un troisième Cogneur.
Un nuage de pièces vola vers elle. Vin les écarta d’une Poussée. Mais le Lance-pièces exerçait toujours la sienne – si bien que celle de Vin la heurta de plein fouet.
L’emploi des Tractions et Poussées reposait entièrement sur le poids. Ce qui signifiait – puisque les pièces se trouvaient entre eux deux – que le poids de Vin s’opposait à celui de l’assassin. Tous deux se retrouvèrent projetés en arrière. Vin sortit du champ d’action d’un Cogneur : le Lance-pièces tomba à terre.
Une nuée de pièces jaillit vers elle depuis l’autre direction. Sans cesser de dégringoler dans les airs, elle attisa son acier pour gagner un supplément de pouvoir. Un fatras de lignes bleues apparut, mais elle n’eut pas besoin d’isoler les pièces pour les repousser toutes.
Le Lance-pièces se défit de toutes ses munitions dès qu’il perçut l’influence de Vin. Les fragments de métal s’éparpillèrent parmi les brumes.
Vin heurta les pavés sur l’épaule. Elle roula au sol – attisant son potin pour accroître son équilibre – et se redressa d’un bond. Simultanément, elle brûla du fer et exerça une puissante Traction sur les pièces en train de disparaître.
Elles lui furent aussitôt renvoyées. Dès qu’elles furent assez proches, Vin bondit sur le côté et les repoussa vers les Cogneurs en approche. Mais les pièces s’éloignèrent alors, filant à travers les brumes en direction de l’Aimant. Lequel était incapable de les repousser : comme tous les Brumants, il ne possédait qu’un unique pouvoir allomantique, qui consistait à exercer des Tractions à l’aide du fer.
Ce qu’il fit avec efficacité, protégeant ainsi les Cogneurs. Il leva son bouclier et geignit sous l’impact lorsque les pièces ricochèrent dessus.
Vin était de nouveau en mouvement. Elle se précipita vers le Lance-pièces à présent exposé sur sa gauche, celui qui était tombé à terre. L’homme poussa un cri de surprise, et l’autre Lance-pièces tenta de distraire Vin, mais il avait réagi trop lentement.
Le Lance-pièces mourut, un poignard planté dans la poitrine. Il n’était pas un Cogneur : il ne pouvait pas brûler de potin pour renforcer son corps. Vin retira son poignard, puis dégagea sa bourse. Avec un gargouillis étouffé, il s’effondra sur les pavés.
Un, se dit-elle tout en tournoyant, projetant autour d’elle des gouttes de sueur. Elle affrontait désormais sept hommes le long de la rue aux allures de couloir. Ils devaient s’attendre à la voir prendre la fuite. Au lieu de quoi elle chargea.
Lorsqu’elle approcha des Cogneurs, elle bondit – puis jeta la bourse qu’elle avait reprise au mourant. Le dernier Lance-pièces cria et la repoussa aussitôt. Mais Vin, prenant appui sur les pièces, bondit droit au-dessus de la tête des Cogneurs.
L’un d’entre eux – le blessé – avait malheureusement eu la présence d’esprit de rester en retrait pour protéger le Lance-pièces. Le Cogneur leva son gourdin tandis que Vin atterrissait. Elle esquiva d’abord son attaque, leva son poignard, puis…
Une ligne bleue vacillante apparut à ses yeux. Vin réagit aussitôt, se tortilla et exerça une Poussée contre un loquet pour se projeter hors d’atteinte. Elle atterrit sur le flanc, puis se releva en prenant appui d’une main sur le sol. Elle atterrit en dérapant sur les pavés humidifiés par la brume.
Une pièce atterrit derrière elle et rebondit sur les pavés. Elle n’était pas passée très loin. En fait, elle semblait plutôt viser le dernier Lance-pièces. Qui avait sans doute été contraint de la repousser.
Mais qui l’avait lancée ?
OreSeur ? se demanda Vin. C’était idiot. Le kandra n’avait rien d’un allomancien – par ailleurs, il n’aurait jamais pris cette initiative. OreSeur ne faisait que ce qu’on lui demandait expressément.
L’assassin Lance-pièces paraissait tout aussi perplexe. Vin leva les yeux, attisant son étain, et fut récompensée par la vision d’un homme debout au sommet d’un bâtiment tout proche. Une silhouette obscure. Qui ne prenait même pas la peine de se cacher.
C’est lui, se dit-elle. L’Observateur.
Ce dernier demeura en haut de son perchoir, sans faire mine d’intervenir davantage tandis que les Cogneurs fonçaient sur Vin. Elle jura lorsqu’elle vit trois bâtons lui tomber dessus en même temps. Elle en esquiva un, pivota pour éviter le deuxième, puis planta un poignard dans la poitrine de l’homme qui maniait le troisième. Il recula en titubant mais sans tomber. Le potin lui permit de rester debout.
Pourquoi l’Observateur s’en est-il mêlé ? se demanda Vin en s’éloignant d’un bond. Pourquoi a-t-il jeté cette pièce à un Lance-pièces qui pouvait manifestement la repousser ?
L’attention qu’elle portait à l’Observateur faillit lui coûter la vie lorsqu’un Cogneur qu’elle n’avait pas remarqué lui fonça dessus depuis le côté. C’était l’homme dont elle avait entaillé les cuisses. Vin réagit juste à temps pour esquiver le coup. Mais se retrouva ainsi à portée des trois autres.
Qui attaquèrent en même temps.
Elle parvint à se tortiller pour éviter deux des coups. Un autre, en revanche, l’atteignit en plein dans les côtes. Ce coup puissant la projeta de l’autre côté de la rue, où elle alla percuter la porte de bois d’une boutique. Elle entendit un craquement – heureusement émis par la porte et non par ses os – et s’effondra à terre après avoir perdu ses poignards. Une personne ordinaire serait morte. Mais son corps renforcé par le potin était bien plus solide.
Elle chercha à reprendre son souffle, se leva tant bien que mal et attisa son étain. Le métal affina tous ses sens – accentuant par là même sa conscience de la douleur – et ce choc brutal lui rendit sa lucidité. Ses côtes lui faisaient mal. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter. Pas alors qu’un Cogneur lui fonçait dessus, agitant son bâton pour la frapper sur la tête.
Vin s’accroupit devant la porte, attisa son potin et empoigna le bâton à deux mains. Avec un grognement, elle recula la main gauche, puis asséna à l’arme un unique coup de poing qui fit voler en éclats le bois dur. Le Cogneur tituba, et Vin lui abattit sa moitié du bâton sur les yeux.
Bien qu’hébété, il resta debout. Je ne peux pas affronter les Cogneurs, se dit-elle. Il faut que je reste en mouvement.
Elle s’élança sur le côté, ignorant sa douleur. Ils tentèrent de la suivre, mais elle était plus légère, plus mince et – mieux encore – plus rapide. Elle les contourna et revint en direction du Lance-pièces, de l’Enfumeur et de l’Aimant. Un Cogneur blessé s’était replié pour les protéger.
Tandis que Vin approchait, le Lance-pièces lui jeta une double poignée de pièces. Vin les écarta d’une Poussée, puis attira celles qui se trouvaient dans la bourse accrochée à la ceinture de l’homme.
Le Lance-pièces geignit en voyant le sac se précipiter vers Vin. Il était relié à sa taille par une petite attache, et le poids de Vin l’attira vers l’avant. Le Cogneur le rattrapa et l’aida à retrouver son équilibre.
Comme son point d’ancrage ne pouvait pas se déplacer, Vin se retrouva attirée vers lui. Elle attisa son fer tandis qu’elle fendait l’air, poing brandi. Avec un cri, le Lance-pièces tira sur l’attache pour libérer le sac.
Trop tard. Propulsée par sa vitesse acquise, Vin écrasa son poing contre la joue du Lance-pièces sur son passage. Sa tête pivota, son cou se brisa. Tandis que Vin atterrissait, elle assena un violent coup de coude dans le menton du Cogneur surpris, qu’elle renversa en arrière. Son pied suivit et l’atteignit au cou.
Aucun ne se releva. Ce qui faisait trois hommes à terre. La bourse abandonnée tomba au sol, où elle s’ouvrit et répandit sur les pavés, autour de Vin, une centaine de fragments de cuivre scintillants. Ignorant les élancements douloureux de son coude, elle défia l’Aimant du regard. Bouclier en main, il paraissait étonnamment peu inquiet.
Un craquement retentit derrière elle. Vin poussa un cri, tandis que ses oreilles affinées par l’étain réagissaient beaucoup trop fort à ce bruit soudain. Un élancement de douleur lui vrilla le crâne et elle plaqua les mains contre ses oreilles. Elle avait oublié l’Enfumeur, qui avait deux morceaux de bois en main, taillés de manière à résonner bruyamment quand on les frappait l’un contre l’autre.
Mouvements et réactions, actions et conséquences – c’était là l’essence de l’allomancie. L’étain permettait à ses yeux de transpercer les brumes – ce qui lui conférait un avantage sur ses assassins. Mais il rendait également ses oreilles extrêmement sensibles. L’Enfumeur éleva de nouveau ses bouts de bois. Avec un grognement, Vin attira une poignée de pièces tombées sur les pavés, puis les jeta vers l’Enfumeur. Bien entendu, l’Aimant les attira vers lui. Elles heurtèrent le bouclier et ricochèrent, libérées de son emprise. Tandis qu’elles s’éparpillaient dans les airs, Vin exerça prudemment une Poussée contre l’une d’entre elles pour la faire tomber derrière lui.
L’homme baissa son bouclier, ignorant la pièce que Vin avait manipulée. Vin exerça une Traction, attirant la pièce isolée droit vers elle – et vers le dos de l’Aimant. Lequel s’effondra sans un bruit.
Quatre.
Le silence retomba. Les Cogneurs qui couraient vers elle s’arrêtèrent, et l’Enfumeur abaissa ses bâtons. Ils n’avaient plus ni Lance-pièces ni Aimants – personne qui soit capable d’exercer de Poussées ou Tractions sur le métal – et Vin se dressait au cœur d’un océan de pièces. Si elle s’en servait, même les Cogneurs tomberaient très vite. Il lui suffisait de…
Une autre pièce traversa les airs, lancée depuis le toit de l’Observateur. Vin se baissa en jurant. Mais la pièce ne l’atteignit pas. Elle toucha en plein front l’Enfumeur aux bâtons. L’homme bascula en arrière, mort sur le coup.
Quoi ? se demanda Vin en fixant le cadavre.
Les Cogneurs chargèrent, mais Vin recula, songeuse. Pourquoi tuer l’Enfumeur ? Il ne représentait plus aucune menace.
À moins que…
Vin éteignit son cuivre puis brûla du bronze, qui lui permettait de percevoir si d’autres allomanciens utilisaient leurs pouvoirs à proximité. Elle ne sentait pas les Cogneurs brûler de potin. On était toujours en train de les enfumer pour masquer leur allomancie.
Quelqu’un d’autre brûlait du cuivre.
Soudain, tout se mit en place. Elle comprit pourquoi le groupe avait couru le risque d’attaquer une Fille-des-brumes. Pourquoi l’Observateur avait tiré sur le Lance-pièces. Pourquoi il avait tué l’Enfumeur.
Vin courait un grave danger.
Elle n’avait qu’un bref instant pour prendre sa décision. Ce qu’elle fit sur une intuition, mais elle avait grandi dans les rues, voleuse et arnaqueuse. Les intuitions lui paraissaient bien plus naturelles que la logique le serait jamais.
— OreSeur ! hurla-t-elle. Rentrez au palais !
C’était un code, bien entendu. Vin bondit en arrière, ignorant momentanément les Cogneurs tandis que son serviteur jaillissait d’une ruelle. Il tira quelque chose de sa ceinture et le jeta à Vin : un petit flacon de verre, de ceux dans lesquels les allomanciens rangeaient leurs copeaux de métal. Vin s’empressa d’attirer le flacon vers sa main à l’aide d’une Traction. Un peu plus loin, le deuxième Lance-pièces – étendu, comme mort – jura et se releva péniblement.
Vin se retourna et vida d’un trait le contenu du flacon. Il ne contenait qu’une seule bille de métal. De l’atium. Elle ne pouvait pas courir le risque de le transporter sur elle – et de se le voir arracher par une Traction en plein combat. Elle avait ordonné à OreSeur de rester à proximité cette nuit-là, prêt à lui remettre le flacon en cas d’urgence.
Le Lance-pièces tira un poignard de verre caché au niveau de sa taille et fonça sur Vin avec un peu d’avance sur les Cogneurs en approche. Vin hésita un bref instant – regrettant sa décision tout en comprenant ce qu’elle avait d’inéluctable.
Ces hommes cachaient un Fils-des-brumes parmi leurs rangs. Un Fils-des-brumes comme Vin, capable de brûler les dix métaux. Un Fils-des-brumes qui attendait le bon moment pour la frapper, pour la prendre par surprise.
Il devait posséder de l’atium, et il n’existait qu’un moyen d’affronter quelqu’un qui s’en servait. C’était le métal allomantique suprême, utilisable uniquement par les Fils-des-brumes, et il pouvait facilement décider de l’issue d’un combat. Chaque bille valait une fortune – mais à quoi lui servirait une fortune une fois morte ?
Vin brûla son atium.
Autour d’elle, le monde parut se transformer. Chaque objet en mouvement – les volets qui oscillaient, la cendre charriée par le vent, les Cogneurs qui attaquaient, même les courants de la brume – se dédoubla pour engendrer une réplique translucide de lui-même. Chacune précédait de peu son homologue réel, montrant précisément à Vin ce qui se produirait quelques instants plus tard.
Seul le Fils-des-brumes y était immunisé. Au lieu de projeter une ombre d’atium unique, il en libéra des dizaines – signe que lui aussi brûlait ce métal. Il n’hésita que brièvement. Le corps de Vin devait déployer un véritable nuage d’ombres d’atium trompeuses tout autour d’elle. À présent qu’elle voyait l’avenir, elle savait ce qu’il allait faire. Ce qui, par conséquent, modifiait ses propres actions. Et donc ce que lui allait faire. Et ainsi, tels les reflets de deux miroirs placés face à face, les possibilités se déployaient à l’infini. Aucun des deux n’avait l’avantage.
Bien que leur Fils-des-brumes se soit interrompu, les quatre malheureux Cogneurs continuèrent à charger, n’ayant aucun moyen de deviner que Vin brûlait de l’atium. Vin se retourna, debout près du corps de l’Enfumeur tombé à terre. D’un coup de pied, elle envoya voler dans les airs les bouts de bois destinés à l’assourdir.
Un Cogneur arriva, bâton brandi. Son ombre d’atium diaphane, qui le montrait en train d’abaisser son arme, traversa le corps de Vin. Elle se pencha sur le côté et sentit le véritable bâton passer au-dessus de son oreille. La manœuvre paraissait facile au cœur de ce halo d’atium.
Elle saisit l’un des bouts de bois dans les airs, puis le planta en plein dans le cou du Cogneur. Elle se retourna, s’empara du deuxième bout de bois, puis pivota et l’abattit violemment sur son crâne. Il bascula en avant tout en geignant et Vin se retourna de nouveau, esquivant aisément deux autres bâtons.
Elle écrasa les bouts de bois contre la tempe d’un deuxième Cogneur. Ils se brisèrent – résonnant avec un bruit creux comme la cadence d’un musicien – tandis que le crâne du Cogneur se fêlait. D’un geste fluide, elle leur assena en plein visage deux coups rapides – mais puissants.
Elle retomba accroupie tandis que les hommes mouraient, tenant le bâton d’une main, l’autre reposant contre les pavés glissants de brume. Le Fils-des-brumes resta en retrait, et elle lisait l’incertitude dans ses yeux. Pouvoir et compétence étaient deux choses distinctes, et ses deux plus gros avantages – la surprise et l’atium – lui avaient été retirés.
Il se retourna, appela à lui une poignée de pièces depuis le sol à l’aide d’une Traction, puis les lança. Non pas vers Vin, mais vers OreSeur, qui se tenait toujours à l’entrée de la ruelle. Le Fils-des-brumes espérait manifestement que l’inquiétude de Vin pour son serviteur détournerait son attention, et lui permettrait peut-être de s’enfuir.
Il se trompait.
Vin ignora les pièces et se précipita. Alors même qu’OreSeur criait de douleur, la peau transpercée par une dizaine de pièces, elle jeta son bâton à la tête du Fils-des-brumes. Toutefois, lorsqu’il quitta ses mains, son ombre d’atium redevint unique et solide.
L’assassin se baissa, esquivant parfaitement le coup. Mais ce mouvement détourna son attention assez longtemps pour qu’elle le rejoigne. Elle devait attaquer très vite ; la bille d’atium qu’elle avait avalée était petite. Elle s’épuiserait rapidement. Et une fois qu’elle aurait disparu, Vin se retrouverait exposée. Son adversaire disposerait d’un pouvoir total sur elle. Il…
Son adversaire terrifié éleva son poignard. Ce fut alors qu’il tomba à court d’atium.
L’instinct prédateur de Vin réagit aussitôt, et elle riposta d’un coup de poing. Il leva le bras pour parer le coup, mais elle anticipa la manœuvre et changea de cap. Le coup atteignit l’homme au visage. Puis ses doigts agiles rattrapèrent son poignard de verre avant qu’il puisse se briser dans sa chute. Elle se leva et trancha le cou de son adversaire.
Il tomba sans un bruit.
Vin demeura immobile, haletante, au milieu du groupe d’assassins morts. L’espace d’un instant, elle éprouva une écrasante impression de puissance. Avec l’atium, elle était invincible. Elle pouvait esquiver tous les coups, tuer tous les ennemis.
Son atium s’épuisa.
Soudain, tout parut s’estomper. La douleur de ses côtes lui revint à l’esprit, et la fit tousser et gémir. Elle aurait des ecchymoses – et pas des moindres. Peut-être même des côtes fêlées.
Mais elle avait gagné, cette fois encore. Que se passerait-il quand elle échouerait ? Quand son adresse ou son attention la trahiraient ?
Elend mourrait.
Vin soupira et leva les yeux. Il était toujours là, l’observant du haut d’un toit. Malgré une demi-douzaine de poursuites au cours de ces derniers mois, elle n’était jamais parvenue à l’attraper. Un jour, elle le coincerait dans la nuit. Vin l’ignora ; elle devait s’occuper d’OreSeur.
Elle le rejoignit en titubant, puis s’arrêta. Son corps ordinaire – revêtu d’un pantalon et d’une chemise de serviteur – avait été bombardé de pièces, et du sang perlait aux diverses plaies.
Il leva les yeux vers elle.
— Quoi ? demanda-t-il.
— Je ne m’attendais pas à voir du sang.
OreSeur ricana.
— Vous ne deviez pas non plus vous attendre à ce que j’éprouve de douleur.
Vin ouvrit la bouche, puis hésita. En fait, elle n’y avait jamais réfléchi. Puis elle s’endurcit. De quel droit cette créature me réprimande-t-elle ?
Malgré tout, OreSeur s’était révélé utile.
— Merci de m’avoir lancé le flacon, dit-elle.
— C’était mon devoir, Maîtresse, répondit-il en grognant tandis qu’il traînait son corps brisé contre le mur de la ruelle. Maître Kelsier m’a chargé de votre protection. Comme toujours, je respecte le Contrat.
Ah, oui. Le sacro-saint Contrat.
— Vous pouvez marcher ?
— Seulement au prix d’un effort, Maîtresse. Les pièces ont brisé plusieurs de ces os. Je vais avoir besoin d’un nouveau corps. Celui de l’un des assassins, peut-être ?
Vin fronça les sourcils. Elle jeta un coup d’œil aux cadavres derrière elle, et son estomac se noua légèrement face au spectacle atroce de leurs corps affalés. Elle les avait tués, tous les huit, avec l’efficacité cruelle que Kelsier lui avait enseignée.
C’est ma nature, se dit-elle. Je suis une tueuse, comme ces gens. C’était ainsi que les choses devaient fonctionner. Il fallait que quelqu’un protège Elend.
Pourtant, l’idée qu’OreSeur mange l’un d’entre eux – digère son corps, puis laisse ses étranges sens de kandra mémoriser la position des muscles, de la peau et des organes pour les reproduire – la dégoûtait.
Elle se retourna vers OreSeur et lut un mépris voilé dans son regard. Ils savaient tous deux ce qu’elle pensait du fait qu’il mange des corps humains. Et ce que lui pensait de ses préjugés à elle.
— Non, répondit Vin. Nous n’allons utiliser aucun de ces hommes.
— Alors vous allez devoir trouver un autre corps, répondit OreSeur. Le Contrat établit que l’on ne peut me contraindre à tuer des humains.
L’estomac de Vin se noua de nouveau. Je vais devoir trouver une solution. Le corps actuel du kandra était celui d’un meurtrier récupéré suite à une exécution. Vin redoutait toujours que quelqu’un en ville reconnaisse son visage.
— Vous pouvez regagner le palais ? demanda Vin.
— Avec un peu de temps, répondit OreSeur.
Elle hocha la tête et le congédia puis se retourna vers les corps. Sans vraiment savoir pourquoi, elle avait l’intuition que cette nuit marquerait un tournant très net dans le sort du Dominat Central.
Les assassins de Straff avaient accompli bien plus de dégâts qu’ils le soupçonneraient jamais. Cette bille d’atium était sa dernière. La prochaine fois qu’un Fils-des-brumes l’attaquerait, elle serait exposée.
Et mourrait sans doute aussi facilement que le Fils-des-brumes qu’elle venait d’abattre.